QUELQUES JOURS AVANT LA VENUE D'EPHEAR
Suzon était songeuse. Un nouveau venu était attendu au domaine dans quelques jours. Elle regarda la grande pièce, fronça légèrement le nez, une odeur de renfermé régnait ici, mélangée à un relent d'écurie. Il est vrai que la pièce se situait juste au-dessus. En tendant l'oreille, on aurait pu entendre les hennissements des chevaux. La dame de Saint Amand lui avait donné des consignes précises: faire la poussière, enlever les toiles d'araignées et balayer.
Elle ne rechignait pas à la tâche, Suzon, mais là, il faisait chaud sous les toits et elle était en nage. Elle avait relevé les manches de sa blouse qui révélaient ses bras blancs. Elle s'essuya le front et se mit à l'une des petites fenêtres, espérant trouver un peu d'air frais. Puis, elle se remit au travail. Elle délogea un bon nombre d'araignées, faisant disparaitre d'un coup de chiffon leurs magnifiques toiles. Suzon se disait que c'était presque dommage de détruire de si beaux ouvrages.
Elle entendit des voix dehors et la curiosité l'emporta. Elle jeta un oeil et vit le maitre en grande conversation avec Clément. Puis, il s'éloigna à grandes enjambées vers le vergers. Elle soupira. Ces derniers temps, on ne le voyait plus guère, même s'il avait cessé sa fonction de juge. Du reste, il n'y avait qu'à regarder la maitresse pour voir qu'elle en souffrait. Cependant, jamais Suzon ne l'avait entendu se plaindre. Elle l'avait juste vu sortir de son salon, un matin, les yeux rougis, un mouchoir à la main.
Surprise de se retrouver nez à nez avec elle, elle s'était exclamée en riant un peu trop fort:
- Il vole dans les airs quelque chose, Suzon, et cela me fait larmoyer...
Suzon avait hoché la tête, mais elle n'était pas dupe. Elle n'avait pas vingt ans, mais elle savait reconnaitre la peine d'une femme un peu délaissée par son époux.
Sa maitresse était moins gaie que d'habitude. Du reste, Victoire avait aussi noté le changement.
- Not' dame broie du noir! l'maitr' est trop souvent absent, et elle aussi du reste! On s'demande quand ils arriv'à s'voir! Sans compter qu'il ne fait presque pu honneur à mes p'tits plats...si c'est pas malheureux....
Heureusement, les enfants étaient là, apportant de la gaieté au domaine. Mahaut avait grandi et était devenue une belle fillette de dix ans. Suzon l'aimait bien mais son préféré restait Guillaume. Elle l'avait connu tout petit, encore chancelant sur ses jambes potelées. Immédiatement, il lui avait tendu ses bras. Elle s'en était occupée comme d'un petit frère. elle s'en occupait encore, mais à sept ans, il trainait plus dans les jambes de Clément que dans ses jupes à elle.
Oui, c'était de beaux enfants.
C'est la voix de sa maitresse qui la sortit de ses souvenirs:
- Alors Suzon, on est ailleurs?
Suzon rougit un peu et adressa un sourire à Matou qui poursuivait déjà:
- Ma foi, Suzon, tu as fait du bon travail, la pièce est aérée, et la poussière n'a pas résisté à l'assaut de ton plumeau...Il sera très bien notre jeune escuyer...
As-tu vu mon époux?
Suzon hocha la tête:
Oui, Dame, il est parti vers le verger!
Elle vit le sourire s'éteindre sur son visage, mais elle se reprit très vite:
- Le verger...oui...il est tellement gourmand qu'il a du aller compter combien Victoire pourra faire de bocaux de fruits, de confitures et de tartes...
Bien, je vais tâcher de trouver Clément afin qu'il installe le mobilier...Je te laisse terminer Suzon!
Et dans un bruissement de jupe, sa maitresse repartit. Suzon en savait un peu plus, c'était un escuyer qui venait s'installer. Encore fallait-il qu'elle sache ce que c'était que ce genre d'homme. Elle demanderait à Guertroude, la gouvernante des enfants. Elle savait tout.